« Ce n’est pas parce que Karl était un monument que la personne qui dessine les collections doit forcément en être un »

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Quand l’annonce de sa nomination tombe le 12 décembre 2024, il est à Milan et la terre tremble un peu sous ses pieds. Il a livré deux mois plus tôt son dernier défilé pour Bottega Veneta, avec les poufs en cuir en forme d’animaux, réminiscence ultra-sophistiquée des poires remplies de billes de polystyrène qui meublaient les intérieurs des années 1970. Ce soir-là, pour célébrer l’officialisation d’un long processus de recrutement, il va boire un verre dans un petit bar avec Marie-Valentine Girbal, sa proche collaboratrice. Les deux complices fument des cigarettes et discutent dans le froid de l’hiver lombard, puis il va dîner dans le minuscule restaurant de poissons en bas de chez lui. « J’ai cru que mon téléphone allait exploser sous les messages et les appels, alors je l’ai coupé. Là où ça devient bizarre c’est quand le serveur vient me voir et me dit : “Vous êtes Matthieu Blazy ? Vous êtes sur mon fil Instagram depuis cinq minutes.” »

Dans la foulée, le nouveau directeur artistique de Chanel part s’isoler une semaine en Calabre, où vit son compagnon. « Il y a une forme… non pas d’hystérie collective, mais… disons que tout le monde a un avis sur ce que Chanel doit être. Les attentes semblent parfois presque plus fortes que n’importe quel résultat que je pourrais obtenir », dit Matthieu Blazy, 41 ans, quand il reçoit M Le magazine du Monde pour un premier rendez-vous le 25 août dans son nouveau bureau sous les toits de Paris. Les vacances sont finies, mais les salariés croisés dans les couloirs de la rue Cambon sont encore bronzés. En jean et tee-shirt blanc, il est calme et prend le temps à quelques semaines du rendez-vous le plus attendu de sa carrière, le 6 octobre, jour de son premier défilé pour Chanel.

Au cours des six mois qui se sont écoulés entre le départ soudain de Virginie Viard, le 5 juin 2024, et l’annonce de la nomination de Matthieu Blazy, en décembre, les pronostics, les rumeurs, les analyses ont saturé les conversations, même au-delà du milieu de la mode. Ce poste de directeur de la création de Chanel, désigné depuis la mort même de Karl Lagerfeld, en 2019, comme « le plus convoité de l’industrie de la mode », est aussi l’un des plus exigeants, puisqu’il requiert de celui qui l’occupe de délivrer pas moins de dix collections par an : deux haute couture, deux prêt-à-porter, une métiers d’art, une croisière, deux précollections, une Coco Beach, une Coco Neige. Soit un spectre unique en son genre, allant de ce que le luxe français produit de plus sophistiqué en termes d’habillement (à savoir la haute couture faite de pièces uniques et de savoir-faire protégés) au sportswear et accessoires pour les sports d’hiver ou la plage.

Sainte trinité de la mode

Auparavant, Matthieu Blazy a appris son métier de designer chez Raf Simons (2008), Maison Margiela (2011), Céline, sous la direction artistique de Phoebe Philo (2014), Calvin Klein, où il a suivi (en 2016) son mentor, Raf Simons, et son boyfriend de l’époque, Pieter Mulier. Les trois hommes forment aujourd’hui d’ailleurs, avec Simons chez Prada, Mulier chez Alaïa et Blazy chez Chanel, une sorte de sainte trinité de la mode la plus créative, la plus cérébrale et la plus influente du moment. Pourtant, en 2018, l’équipe franco-belge (Raf Simons, Pieter Mulier, Matthieu Blazy) a quasiment été mise sur le trottoir devant Calvin Klein avec carton et pot à crayon. Secoué par ce licenciement « à l’américaine », Blazy envisagera un court moment de lâcher la mode et fera un détour par Los Angeles pour travailler auprès de l’artiste Sterling Ruby.

Mais le virus le rattrape et, en 2021, il part en Italie intégrer Bottega Veneta (marque du groupe Kering), où il commence à travailler avec le directeur de la création, Daniel Lee, avant de prendre sa place et de poursuivre la mue mode de la marque du groupe de François-Henri Pinault entamée par le Britannique jusqu’à la propulser à des sommets jamais atteints : chiffre d’affaires (1,7 milliard d’euros en 2024), désirabilité d’une allure redéfinissant le chic, extension du domaine de l’artisanat sur tous les produits de la maison. Sous sa direction artistique, Bottega Veneta devient l’une des marques les plus scrutées du secteur, capable d’asseoir les invités sur des chaises signées Gaetano Pesce (1939-2024), de faire redéfiler Kate Moss, de pousser la recherche et le développement jusqu’à redonner un vrai coup de jeune à la célèbre technique de tressage de l’Intrecciato et faire passer du cuir pour de la popeline.

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Pour décrire l’état d’esprit qui régnait chez Chanel au printemps 2024, quand la maison se retrouve sans directeur artistique, une expression revient souvent : « C’est comme si les équipes avaient perdu leur père, puis leur mère. » Le départ précipité, après trois décennies passées rue Cambon, de Virginie Viard – pour des raisons encore opaques aujourd’hui mais révélatrices d’un climat de tension en interne – fait office de second traumatisme, cinq ans après la mort de Karl Lagerfeld. Sans comparaison possible, c’est aussi dans des circonstances gardées secrètes que le divorce brutal entre Daniel Lee et Bottega Veneta avait propulsé Blazy « homme de la situation ».

Un côté « boy next door »

Sa personnalité rassurante joue un rôle important dans sa fulgurante ascension et sa nomination chez Chanel. Certes, son CV est impeccable, mais les candidats au poste étaient nombreux. D’aucuns ont d’ailleurs manifesté clairement leur désir de décrocher la timbale, quand d’autres ont fait courir la rumeur qu’ils avaient été approchés… Impossible de démêler le vrai du faux, mais une chose est sûre, au-delà de l’expérience et du talent requis, il y avait une liste précise de critères à remplir, notamment liés au tempérament de la potentielle recrue.

Or Matthieu Blazy a très bonne réputation. Marie-Valentine Girbal, qui le connaît depuis qu’il travaillait chez Maison Margiela, est devenue son bras droit créatif chez Bottega Veneta, puis l’a suivi dans ce rôle essentiel chez Chanel, dit qu’il est « ancré ». On ne lui connaît aucune casserole, pas la moindre rumeur qui révélerait un caractère instable ou un épisode fâcheux. Pas de caprice de restaurant étoilé ou d’envie de voyager en première. Du top management au chef d’atelier, tout le monde apprécie à ce niveau de responsabilités son côté inchangé de boy next door. Le soir de la signature de son contrat historique avec Chanel, Matthieu Blazy n’est pas sorti faire la fête. Puisqu’il était à Paris, lui qui vivait et travaillait en Italie ces dernières années, il en a profité pour garder les enfants d’un couple d’amis.

Matthieu Blazy dans le grand escalier Art déco où Gabrielle Chanel s’asseyait pendant la présentation de ses collections haute couture. Toutes les photos ont été prises en septembre.

C’est en juillet 2024 que la société de chasseur de têtes Egon Zehnder approche Matthieu Blazy. Plus connu pour recruter les dirigeants des multinationales de l’énergie, de la santé, de la technologie ou de la finance, ce cabinet de conseil en gouvernance connaît bien la maison Chanel, avec laquelle il travaille depuis des années. Le nom de Blazy émerge assez vite. Alors âgé de 40 ans, il fait des miracles aux manettes du style de la maison italienne. Chacun de ses défilés, qui depuis février 2022 se tiennent deux fois par an pendant la fashion week de Milan, fait sensation. Les professionnels et les VIP, au premier rang desquels des égéries du calibre de l’actrice Julianne Moore, sont curieux de découvrir ce que le styliste franco-belge a bien pu imaginer avec ce goût sûr, cette exploration des savoir-faire maison et la pointe d’humour régressif qui le caractérisent.

« A vrai dire, je pensais que j’étais indéboulonnable chez Bottega. J’y étais très heureux, entouré de gens extraordinaires. C’est une maison dans et pour laquelle j’ai vraiment aimé travailler. Notamment grâce à ce rapport unique que j’ai pu avoir avec les artisans », rappelle l’intéressé. Rapidement, à la faveur des rumeurs qui n’en finissaient pas d’aller et venir autour du poste laissé vacant trois mois plus tôt à Paris, il a commencé à comprendre ce qui se jouait là : on pensait à lui pour reprendre la création chez Chanel.

« J’ai trouvé ça curieux, ça m’a fait rire sur le coup… Je ne sais pas comment dire, c’est peut-être une question d’éducation, mais il y a des choses qu’on ne s’autorise pas à rêver pour soi », explique le styliste, de mère belge, ethnologue, et de père français, expert en art. Il a aussi une sœur jumelle qui vit et travaille comme attachée à l’ambassade de France à Singapour et un grand frère, pilote de ligne. Même s’il lui arrive, le jour de leur anniversaire, de poster sur Instagram une photo de son père avec les jumeaux dans les bras, Matthieu Blazy est un adepte du « pour vivre heureux, vivons caché ». On sait qu’il a grandi dans le 14e arrondissement de Paris, auquel il reste fidèle. Il esquive, avec tact et gentillesse, la moindre velléité de définir plus précisément la personnalité ou le parcours de ses parents.

Douceur et détermination

Cette bonne résistance à toute tentative d’intrusion, il l’a prouvée à l’été et à l’automne 2024. Pendant les quatre mois de tractations et d’avancée du dossier, il a bien sûr rencontré et discuté longuement avec Alain Wertheimer, président exécutif mondial, et Leena Nair, PDG mondial de Chanel, tous les deux basés à New York, et, à Paris, avec Bruno Pavlovsky, président des activités mode, et Marion Destenay Falempin, directrice générale des ressources de création, des produits, de l’image et de la communication des activités mode, avant de négocier avec les avocats. Il a dû chaque jour habilement manœuvrer. Et continuer à faire son travail chez Bottega Veneta, préparant avec son enthousiasme habituel le défilé de septembre 2024 et même une précollection. Face aux équipes milanaises, il ne flanchera pas, respectant son obligation de confidentialité. Il ne dira rien même quand les demandes des journalistes souhaitant confirmer ou infirmer la rumeur de son départ pour Chanel afflueront en masse au service de presse.

Faisant un nœud avec ses longs cheveux blond vénitien, earcuffs accrochés aux oreilles, grand pull gris, pantalon noir confortable et petits chaussons coréens en tissu vichy rouge et blanc, Marie-Valentine Girbal, 36 ans, dit aussi que « Matthieu a gardé en lui son inner child », sa part enfantine, qui lui permet de conserver intactes sa curiosité et sa capacité à s’enthousiasmer, à s’émerveiller, tout en sachant assez précisément ce qu’il veut. Biberonné aux ventes à Drouot, où son père l’emmenait quand il était enfant, il a également aiguisé son œil de manière assez précise et originale. Il sait voir la beauté au-delà des cotes et du goût du moment.

Il est capable, de par sa très bonne connaissance de l’histoire de l’art et du design, d’expliquer pourquoi c’est beau, sans pour autant étaler sa culture, préférant se cacher derrière ses airs d’éternel étudiant. Pour tenter de le définir, d’anciens collaborateurs soucieux de rester anonymes égrènent les qualificatifs : « discret », « bien élevé », « loin des intrigues de cour », mais « ambitieux », « stratège » et parfois « têtu », bref, une sorte d’équilibre entre douceur et détermination. A cet égard, son ami Raf Simons expliquait dans une interview donnée au New York Times en 2021 que Matthieu Blazy était « un esprit créatif qui n’a pas peur d’expérimenter » doublé d’« un génie des relations humaines ». Idéal pour mener un projet à bien.

« Un coup de cœur »

Ces trente dernières années, le secteur a vu dévisser quelques stylistes exceptionnels, essorés par la pression, tourneboulés par les sommes d’argent délirantes en jeu. Or, Chanel peut raisonnablement faire tourner la tête, parce qu’elle est une marque à part dans le paysage du luxe français. Inscrite au patrimoine hexagonal et dans la pop culture mondiale, elle est plus indépendante, donc plus libre, que ses concurrents parce qu’elle n’est pas cotée en Bourse et ne subit pas les exigences ou résistances d’actionnaires extérieurs. Elle peut aussi conserver tout son mystère, n’étant pas soumise aux mêmes règles de transparence financière que les grands groupes cotés que sont Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga), LVMH (Vuitton, Dior, Loewe) ou encore Hermès International. Il fallait donc quelqu’un qui ait les pieds sur terre.

Matthieu Blazy sur le balcon de son bureau, rue Cambon.

Alors que les marques les plus prestigieuses du secteur connaissent un turnover plus ou moins soutenu de leur état-major et de leurs créatifs, Chanel fait figure de néophyte dans l’exercice. Nombreux sont ceux qui y ont fait carrière, à tous les étages de l’organigramme, dans tous les métiers. Recruter un designer extérieur n’était pas arrivé depuis 1982, quand Karl Lagerfeld était arrivé. Bruno Pavlovsky, trente-cinq ans de maison lui-même, souligne avec le pragmatisme et le naturel souriant dont il fait preuve depuis toujours que « le choix de Matthieu est une décision mûrement réfléchie, mais c’est aussi un coup de cœur. Nous avions envie d’écrire une nouvelle page de Chanel qui s’inscrive dans la continuité de l’histoire de la maison. » La griffe bénéficie d’un statut assez unique dans le paysage du luxe. Gabrielle Chanel habille les femmes dès les années 1910, quand Christian Dior pose son nom sur ses étiquettes en 1947, Yves Saint Laurent en 1962 et que Louis Vuitton se lance dans la mode en 1997 avec Marc Jacobs…

Cette longévité se double d’une histoire, que le directeur des activités mode a souvent comparée à une série : Mademoiselle Chanel pour la première saison, Karl Lagerfeld pour la saison 2. « On entame la troisième saison sans nostalgie. On n’a pas recruté Matthieu en pensant à hier. On fait ça pour demain. L’histoire qu’on écrit, c’est celle des dix ou quinze prochaines années. » Sans minimiser la pression qui pèse sur les épaules de Matthieu Blazy, Bruno Pavlovsky relativise. « On sait qu’il y aura des hauts et des bas. Quand j’ai commencé à travailler avec Karl, au tout début des années 1990, il s’est planté ! Je ne peux pas dire autre chose. C’était le début du minimalisme, Helmut Lang, Prada, etc. Et, à ce moment-là, Chanel était une marque qui était tout sauf minimaliste. On a douté, on s’est remis en question. Mais la persévérance permet de passer à travers toutes les tempêtes. »

Designer de terrain

De la griffe française, qui a réalisé 18,7 milliards de dollars (16 milliards d’euros) de chiffre d’affaires en 2024, Bruno Pavlovsky dit que « ce n’est pas un cadeau. Il faut être courageux et avoir une sacrée dose de culture pour comprendre comment tout fonctionne et ce qui s’est passé dans cette maison au cours du siècle précédent ». Apparemment, cela n’a pas été un problème pour Matthieu Blazy, qui semble avoir déjà digéré une quantité pharaonique d’informations. « Il est arrivé il y a seulement six mois et on dirait qu’il est dans la maison depuis six ans », souligne, visiblement bluffé, Bruno Pavlovsky. Parce qu’elle a prouvé jusqu’à présent une certaine efficacité, il est tentant d’essayer de comprendre la « méthode Blazy ». Le premier mois – on est en avril 2025 –, il ne travaille pas sur les collections. Il a déjà accumulé, par les livres, les photos, énormément d’informations sur la maison et craint de se noyer. « C’est comme taper “chaises” sur Leboncoin », compare-t-il. Il décide de rencontrer les gens pour comprendre. Il rend visite aux fabricants en France et en Italie, à ceux qui font des bijoux, les sacs, les chaussures, veut connaître les patrons, les artisans.

Avec Marion Destenay Falempin et Bruno Pavlovsky, aussi, il entre très rapidement dans le vif du sujet. Ils ne parlent pas de Chanel pendant des heures. Tout de suite, il est question des équipes. Bien sûr, il est arrivé avec quelques personnes de confiance, qui ont travaillé avec lui par le passé, et les a immédiatement mélangées avec les gens en place. Rebattant aussi en interne quelques cartes, convaincu qu’une personne qui occupe le même job depuis longtemps peut se redéployer dans un autre. « Je suis un designer de terrain. J’ai été petit assistant, assistant designer, senior designer, design director. J’ai vu vraiment tous les postes dans des maisons qui avaient des échelles et des budgets différents. C’est très important, au-delà du résultat et du produit qu’on va délivrer, que la vie dans la maison soit saine, que les gens soient heureux de venir. Faire de la mode, c’est mon métier. Mais la faire avec des gens avec lesquels tu pourrais effectuer douze heures de vol ou discuter au fond d’un bus, c’est important. Je n’ai jamais vu qu’une collection était meilleure parce qu’elle avait été faite dans la tension. »

Il poursuit son exploration en allant voir les maisons d’artisanat d’art au 19M, l’entité créée par Chanel et qui regroupe tous les savoir-faire de la haute couture. Massaro, Lesage, Atelier Montex, Lemarié, les plisseurs… « C’était génial », commente-t-il, excité par la perspective d’utiliser cet outil fantastique mis à sa disposition et encore fasciné par ce lieu situé porte d’Aubervilliers, dans le nord de Paris, où tous les ateliers se parlent et qui lui rappelle l’esprit du Bauhaus. « C’est extraordinaire d’avoir acheté non pas des marques de mode, mais des métiers d’art. Pérenniser des savoir-faire et créer cet endroit qui est presque comme une école. Ça en dit quand même beaucoup sur une marque, sur la manière dont on la gère et dont on envisage l’avenir. »

Une autre chose essentielle, qu’il met très vite en place, fait l’effet d’une petite révolution. Avant son arrivée, tout le monde chez Chanel travaillait tout le temps sur toutes les collections, en finissait une et se mettait sur la suivante. Blazy, lui, décide que chaque collection aura son équipe dédiée, pour donner plus de temps, faire un travail de fond, développer de nouveaux tissus… « Il y a dix collections par an, ça fait presque une collection tous les mois. Là, on a fait Coco Beach, ici, on est en train de travailler le show, ailleurs, on commence à préparer le défilé des métiers d’art qui se tiendra à New York… Moi, je passe d’un bureau à l’autre. Cela permet aussi de dire qu’une idée qui n’est pas mûre, pas aboutie pour cette collection, eh ! bien, on la déplace, peut-être qu’elle pourra rentrer dans une autre et qu’on pourra en tirer une histoire. »

Fin connaisseur d’art et de design

Quand il arrive chaque matin, après avoir traversé la Seine, à pied, en taxi, en métro – il ne conduit pas, ni voiture ni vélo –, il passe par une entrée de service, rue Cambon, « ce n’est pas la plus jolie, pas la plus glamour, mais je l’aime bien ». Dans le labyrinthe étrange que constitue le siège parisien de Chanel, entre la rue Cambon, la rue Duphot et la rue Saint-Honoré, agglomérat au fil des ans d’immeubles rachetés et reliés les uns aux autres, qui propulse celui qui s’y aventure d’escalier en ascenseur, de salon couture en showroom, de boutique en studio, d’espace d’attente en couloir, de moquette en parquet, de terrasse en cours pavée jusqu’à l’appartement historique de Mademoiselle, se trouve le nouvel espace de travail de Matthieu Blazy.

Installé au dernier étage, son bureau n’est qu’à quelques pas de celui qu’occupait jadis Karl Lagerfeld, mais ne lui ressemble en rien. Les fenêtres s’ouvrent sur un balcon indispensable au fumeur qu’il est. La pièce est grande et traversante. Elle abritait jusque-là un bureau, avec des designers spécialistes de la maille. Sur un mur, des images et des échantillons sont épinglés, une longue table complétée de chaises robustes en bois sert pour le travail et les rendez-vous, à deux ou à dix, avec les équipes. Matthieu Blazy aime les grandes tables qui créent de la convivialité. Il raconte en souriant comment il avait adoré découvrir, il y a une quinzaine d’années, dans la chaîne de cafés-boulangeries Le Pain quotidien à Anvers, que les gens pouvaient s’asseoir ensemble pour déjeuner sans se connaître.

Il a fait retirer la moquette, poser un parquet et repeindre les murs en blanc. « Je reçois ici les équipes qui m’aident à faire les recherches, mais c’est aussi une pièce où j’aime travailler seul. J’ai recréé un environnement qui est presque comme un appartement. J’y passe énormément de temps, j’ai besoin de me sentir à la maison. » Il a apporté le canapé et les fauteuils du designer brésilien Jorge Zalszupin (1922-2020) qu’il a achetés il y a une quinzaine d’années. Mis des tableaux qui lui rappellent divers moments de sa vie, quand il vivait à Londres, en Belgique ou à New York.

Fin connaisseur d’art et de design, il collectionne sans pour autant se passionner pour le marché de l’art et ses coteries. « Je revends peu ce que j’achète, donc les choses me suivent, j’aime bien vivre avec. » Dans un coin, une lampe offerte par Gaetano Pesce avec qui il a collaboré sur un défilé Bottega Veneta. Près de la porte-fenêtre, un petit vase péruvien, précolombien, qui figure un manchot et qui lui a fait penser à Gabrielle Chanel. « L’attitude, le noir et blanc… On dirait presque un tissu de Chanel. Ça m’a fait l’effet d’un cartoon, d’un clin d’œil. Je l’ai mis là, car parfois on a besoin de désacraliser un peu les choses, sinon on devient fou. »

Le déclic Coco Chanel

On avait déjà vu chez Bottega Veneta ce rapport si particulier qu’il a aux bandes dessinées ou aux dessins animés tout droit sortis de l’enfance. Calimero et Tom Sawyer lui ont inspiré des sacs pour la maison italienne et plus globalement une allure « sur le go », comme il dit. Comprendre : on prend son baluchon sur l’épaule et on y va ! Globalement, il aime le mouvement, ce qui se traduit dans sa mode par des jupes qui permettent de grandes enjambées et font danser la matière. Le modèle « bouquet de fleurs » porté par la mannequin Awar Odhiang pour clore le défilé Chanel le 6 octobre en était une parfaite illustration. La jeune femme ne pouvait lui faire plus beau cadeau : riante, applaudissant et dansant sur le catwalk en trottant dans sa brassée de soie et de plumes colorées, elle a fait le tour des réseaux sociaux et ému Matthieu Blazy aux larmes.

Pour ce premier défilé, lui qui avait déjà tant lu et fait tant de recherches avoue que c’est en allant voir Odile Prémel, responsable des collections au sein de la direction du patrimoine de Chanel, qu’il a eu comme… « un déclic ». Devant les archives textiles ou papier de Gabrielle, qu’il regarde, touche ou lit, ne lui vient étrangement pas du tout l’idée de les emprunter littéralement pour les refaire aujourd’hui. « Non, non, surtout pas ! se défend-il. C’est bizarre, mais j’ai juste compris que ce que je connaissais de Chanel était le point de vue de Karl. »

Rien d’étonnant pour Emilie Hammen, directrice du Palais Galliera, Musée de la mode de la Ville de Paris : « Car la couturière, engloutie par sa légende, a laissé toute la place à la mode postmoderne de Lagerfeld. Avec tous les livres et les films consacrés à Gabrielle Chanel, on a eu tendance à ne voir que le personnage et on a peu ou mal regardé les vêtements. Or Chanel était vraiment une virtuose capable de démontrer qu’on peut faire beaucoup avec pas grand-chose… » Blazy, lui, a bien regardé les vêtements et décortiqué les ressorts créatifs de Gabrielle, laissant à penser que, en nommant ce garçon-là, Chanel a franchi un cap et n’a pas seulement cherché quelqu’un pour remplacer Karl mais trouvé un vrai successeur à Coco.

Dans l’appartement de Gabrielle Chanel, dont la décoration a été conservée intacte, paravents en laque de Coromandel compris.

« Aujourd’hui, un designer doit pouvoir raconter des histoires. Et moi, c’est un aspect de la mode que j’ai toujours aimé, la narration. Il y a eu par le passé de très grands couturiers, comme Cristóbal Balenciaga, qui avaient une approche très formelle et qui n’étaient certainement pas là pour raconter des histoires. Avec Gabrielle Chanel, j’ai une multitude de récits à ma disposition, dont beaucoup n’ont encore jamais été explorés. » Il s’en est donc emparé avec un plaisir de gosse pour inventer les siens. L’un de ses premiers gestes a été de rebondir sur l’histoire qui veut que Gabrielle Chanel, folle d’amour pour Boy Capel, lui empruntait souvent ses chemises, posant comme acquis le fait qu’elle était son égale. « Ce n’était d’ailleurs pas tant une question de style, interprète Blazy, que d’envie d’avoir contre sa peau les vêtements de son homme. »

Dans des livres non pas sur Coco mais sur l’histoire de la mode, Matthieu Blazy découvre que Boy Capel se fournissait chez Charvet. Il se rapproche des Colban, le frère Jean-Claude et la sœur Anne-Marie, à la tête de la maison de confection de chemises, sise place Vendôme, et décide d’une collaboration. Résultat : il développe un nouveau tissu, leste le bas de la longue chemise d’une chaînette tirée des tailleurs Chanel, gratifie le modèle d’une étiquette mentionnant « Chanel, tissu et technique Charvet » et fait broder sur le devant, là où l’on place parfois les initiales du client, un « Chanel » qui reprend l’exacte typographie des premières étiquettes de Gabrielle…

Autre anecdote qui l’inspire : la couturière va un jour dans un château avec Etienne Balsan, éleveur de chevaux de course, pour une fête costumée comme il y en avait tout le temps. Là, elle s’habille en homme. Rien de bien original. « Moi, ce qui m’intéresse, c’est le lendemain, raconte-t-il. Elle remet ces vêtements, les mêmes. Elle décide pour elle-même que, rien à foutre, ce n’était plus un déguisement. En exprimant un “Et pourquoi pas ?”, elle bouleverse l’idée même de garde-robe féminine pour le siècle à venir. » Dans la collection printemps-été 2026 de Chanel, cela a consisté pour Matthieu Blazy à prendre une veste d’homme classique, lui enlever le col et la raccourcir en la coupant dans sa largeur pour lui donner les proportions de la petite veste Chanel. Les manches sont bien sûr suffisamment larges pour être retroussées et les mains vont se loger naturellement dans la jupe ou le pantalon qui l’accompagne.

Tout ce qu’il parvient à lire dans cette mythologie Chanel l’aide à se libérer du poids de sa mission. C’est la même chose quand il perçoit l’universalité, l’ouverture au monde, de la couturière dans un petit tailleur de 1964, rayé horizontalement, dont il nous parle dès le mois d’août. « Là, tout le monde pense à la marinière. Mais ça pourrait aussi être une rayure basque, africaine, sud-américaine… On pouvait y voir quelque chose qui n’avait pas lieu d’être. Et… ça m’a décoincé. Au-delà de chercher à comprendre tout, je me suis autorisé à me dire : “Attends, toi, Matthieu, qu’est-ce que tu y vois ?” »

« Faire son premier show comme si c’était le dernier »

Il a appris depuis très longtemps, peut-être avec ses parents passionnés de fouilles archéologiques, que la modernité ne tient pas aux choses elles-mêmes, qui surgissent rarement du néant, surtout en matière de mode, mais bien au regard que l’on porte sur elles. « Je pense que la maison Chanel avait sûrement usé et abusé de ses codes ces dernières années, sourit Bruno Pavlovsky. Tout le monde serait déçu si Matthieu faisait la même chose. » Oui, les codes sont précis et nombreux dans cette maison. Faut-il vraiment énumérer : le beige, le camélia, le double C, les tarots, le blé, le masculin-féminin, les paravents en laque de Coromandel… « Moi, je les trouve rigolos, ils m’amusent », dit Blazy. Il a d’ailleurs commencé à jouer avec dès l’invitation au défilé : le double C sur le packaging était minuscule comme un grain de riz et pourtant parfaitement identifiable. On a aussi entendu des commentateurs prédire qu’il ne ferait pas de tweed, car c’est un garçon plus moderne que ça. « Ils sont idiots. S’il y a un truc que j’aime faire, c’est développer des tissus », répond-il.

Finalement, s’il n’y avait pas cette chose étrange qui fait que désormais on le reconnaît dans la rue, sa vie serait peu ou prou la même. Il y a toujours la bande de copains du lycée et sa famille, très présente à ses côtés. « Je suis entouré de personnes pour qui je ne suis pas devenu le designer de Chanel. Ce n’est pas parce que Karl était un monument que la personne qui dessine Chanel doit forcément en être un. » Ils étaient là au défilé, aux côtés de Raf Simons, de Pieter Mulier, de ses professeurs de la renommée école belge d’enseignement supérieur des arts visuels La Cambre, dont il est l’un des plus éminents diplômés, du mari de Maria Luisa (cette acheteuse très respectée de la mode, décédée en 2015, lui avait dit alors qu’il travaillait chez elle rue Cambon : « Qui sait ? Peut-être qu’un jour tu reviendras ici ») et aussi d’une amie de sa mère qui occupe une place à part dans cette carrière remarquable. En 2006, il ne sait pas comment se rendre à Trieste (Italie) pour la finale du concours ITS qui distingue depuis 2002 de jeunes talents de la mode. Elle l’emmène en voiture. Là, il ne gagne pas mais sera remarqué par Raf Simons, membre du jury, qui le prend dans son équipe. L’histoire est lancée.

Dix-neuf ans plus tard, donc, le lundi 6 octobre à 20 heures, Matthieu Blazy a eu la lourde tâche et le privilège de clore une saison exceptionnelle marquée par un mercato inédit et un nombre record de « premiers défilés » pour les nouveaux designers de maisons renommées. Sans faire offense aux autres, Demna, chez Gucci, avait ouvert les festivités le 23 septembre à Milan et Matthieu Blazy, pour la maison qui a attiré toutes les convoitises, est venu les refermer. « Certains me disaient d’imprimer ma patte en choisissant un endroit plus original et plus exclusif, en petit comité, mais voyons… Comment refuser le Grand Palais ? Pourquoi inviter moins de monde quand on a la possibilité de conserver ce grand rendez-vous unique auquel beaucoup de gens sont heureux d’assister ? », interrogeait, fin août, Matthieu Blazy, qui, après le show, n’a pas voulu faire un dîner ou une soirée, comme c’est la coutume.

Il aurait pu en arrivant chez Chanel imaginer une grande soirée sous les ors du Ritz avec égéries maison, photocall et champagne. Il a préféré recevoir backstage les journalistes pour expliquer sa collection, présentée, sous la verrière du Grand Palais, dans un décor de système solaire induisant à la fois l’idée de planètes accrochées au plafond d’une chambre d’enfant et celle, plus subtile, de révolution orbitale et stylistique. Trois jours avant le défilé, plus stressé que fin août mais toujours souriant, il avait confié, lors des fittings rue Duphot : « Il y a deux options, soit tu fais ton premier show en essayant de bien démontrer que tu connais tous les codes et que tu as bien révisé ta leçon, soit tu fais ton premier show comme si c’était le dernier. »


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